Tournez votre regard en le portant légèrement sur votre droite Boulevard Victor Tuby. Mirez les façades pâles, tentez de voir par dessus les toitures cannoises, cherchez l'éblouissement. Vous le verrez n°12, immanquablement. Son sabre courbé, propre aux lames des armées du roi françois du XVIIIe siècle, d'abord apparaîtra, puis sa chevelure de pur sang, profondément noire, tombant en cascade sur ses épaules.
Son innoubliabe costume à la tulipe enfin se dévoilera et vous percevez celui qui a marqué de sa beauté d'Eden et de sa fougue une gêneration d'adolescents, celui qui par ses convictions morales a incarné une idée forte d'un socialisme humaniste, celui qui par ses capacités actoriales joua tant du répertoire à en convaincre Camus, Vadim, Autant Lara et René Clair, celui enfin, qui a 36 ans, si tôt, quitta Ramatuelle, Paris, les planches, les studios, et qui pourtant aujourd'hui encore, cent ans après sa naissance et soixante quatorze ans après son départ, anime de sa vie nos existences; J'ai nommé Caligula, Le Cid, Julien Sorel, Lorenzaccio, Fanfan, l'homme de la chartreuse, Modigliani, L'Idiot, Gérard, Gérard Philippe.
Nous savons les adaptations du cinquième art vers le septième courantes, or, il est plus rare d'y voir une adaptation elle-même tirée de la capsule cinéma, ou plutôt de l'un de ses artisans. Si Le dernier hiver du Cid est un film documentaire de Patrick Jeudy, il est avant toute entreprise cinématographique le récit des deux dernières années de Gérard Philippe par son gendre Jérôme Garcin, maris de Anne-Marie Philippe, l'infante du Cid.
De sa résidence solaire de Ramatuelle à l'appartement parisien du 17 rue de Tournon jusqu'à l'antre de Shakespeare en terre anglaise, assourdie toujours des échos de Laurence Oliver, rien du court parcours du Cid ne sera dissimulé, jusque dans les plus immondes tourments d'un incurable cancer du foi dont il ne savait rien.
De cette inconnaissance peut naître un jouissif dynamisme narratif : Nous, spectateurs ailés, savons qu'il ne terminera pas le métrage, que son corps partira avant la fin, mais lui l'ignore. Ce mal qui le ronge s'éteindra et le Cid rejouera, c'est cet espoir qui anime l'être que l'on sait tragiquement condamné. Alors on mire un homme mourir. Et quel romantique soupir apparaît quand il couvre de son espérance le fatum qui l'attend.
Il y a paradoxe car il se sent revivre et on le sait mourir; Il prépare Shakespeare, quand le cancer se métastase, alors que son pronostic vital est engagé, sa main fragile tient encore Orphée qu'il s'apprêtait à incarner.
Car ce travail sera vain et jamais ne paraîtra, Garcin prend la plume et Jeudy la caméra; ensemble ils font surgir ses années perdues, sa souffrance aussi.
Et nous, nous les regardons déployer avec maîtrise ce morceau de vie, couvert d'une chaleur propre aux hommes d'empathie.
Hélas, à l'âge de la conservation et de la mémoire, les connus encore brillants d'un travail admiré sont braqués d'une nouvelle luminescence qui assombrit un peu plus encore leurs contemporains.
Choisir le Cid c'est oublier Don Diègue, Don Fernand, Don Gomes ou Don Aras, choisir Gérard, c'est renoncer à un corps plus large d'effacés jetés aux oubliettes de l'histoire.
Quand braquerez vous enfin les watts sur un passé ailleurs qu'en la clarté ? Oserez-vous entreprendre le geste malickien et déterrer ceux dont les tombes n'ont plus de nom ?
Voilà Gérard Philippe.
Ghislain
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